Chapitre 40
Face au miroir, Mariketa pencha la tête sur le côté.
— C’est la première fois en plusieurs mois que je me regarde vraiment. Pas étonnant que tu m’aimes, dit-elle au Lycae. Qu’est-ce que je suis mignonne, quand même…
— Arrête de fanfaronner, ça n’effacera pas mon appréhension, répondit MacRieve. Promets-moi de faire machine arrière si tu sens que quelque chose ne tourne pas rond.
— D’accord. Maintenant, il me faut deux miroirs, posés de chaque côté de moi.
— Les miroirs brisés de ce mur, c’est tout ce que nous avons, dit Conrad en se levant.
— Apporte-les.
Il arracha un bon morceau de miroir. Le sang coula de ses doigts lorsqu’il le planta dans le plancher.
Mari le regarda, troublée.
— Ça ira ?
— Euh… oui, répondit-elle d’un air absent. Pareil pour le second.
Il recommença. Comme elle fixait ses doigts ensanglantés et le sang qui coulait sur le miroir, Conrad demanda :
— Tu veux que je nettoie ?
Elle hésita un long moment avant de répondre, visiblement mal à l’aise :
— Non, laisse.
— Qu’y a-t-il, sorcière ?
Elle détourna le regard.
— Nous sommes prêts.
Installée entre les deux miroirs, Mariketa serra les poings et ferma les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, ils étaient devenus miroirs, scintillant et réfléchissant tout ce sur quoi elle posait le regard. Ses mains s’ouvrirent à leur tour. Une lumière brillait dans une de ses paumes.
Conrad rejoignit Néomi, mais elle disparaissait.
Plus sa silhouette s’atténuait, plus la lumière, dans la paume de Mari, s’intensifiait.
Quand les pieds de Mari quittèrent le sol, elle se mit à parler dans une langue que Conrad lui-même ne parvint pas à reconnaître. Mais il sentait que chaque mot était chargé d’énergie. La sorcière ferma la main autour du faisceau de lumière, comme si elle attrapait physiquement l’esprit de Néomi.
— Elle va disparaître, maintenant, dit Mari à Conrad.
Lorsque la main de Néomi s’évanouit dans la sienne, la folie faillit le submerger. Sa robe de chambre, sa chemise de nuit et la bague qu’il lui avait offerte retombèrent sur le lit de camp. Il déglutit. Reste calme.
Il prit la bague, bien décidé à la lui repasser au doigt.
— J’ai trouvé sa tombe.
La sorcière dirigea l’index de son autre main vers le bas et le tourna.
— Je commence le corps.
Elle tourna le doigt, encore et encore, avec apparemment beaucoup de difficulté. La magie commençait à la fatiguer. Sa respiration s’accéléra, devint saccadée.
— Tu peux le faire, Mariketa, souffla Conrad. Ramène-moi ma Néomi…
Dans les mains de la sorcière, la lumière s’intensifia. L’air devint lourd, menaçant. Dans les murs de la pièce, des créatures se mirent à bouger, réveillées par la tension ambiante.
MacRieve regarda autour de lui.
— Il y a quelque chose qui cloche. Comme si nous faisions quelque chose d’interdit !
— Tais-toi, MacRieve, rétorqua Conrad.
Il sentait lui aussi l’atmosphère menaçante qui régnait autour d’eux, comme s’ils défiaient une force bien plus puissante qu’eux et risquaient de payer très cher leur audace.
Mari se remit à psalmodier. La lumière gagnait en intensité, encore et encore… Elle tendit les mains en avant, pour donner encore plus de puissance au sort. La maison se mit à craquer de toutes parts.
— Je dois… franchir. Besoin d’âge…
D’âge ?
Elle psalmodiait de plus en plus vite, de plus en plus fort, hurlait presque chaque mot. Les vitres du studio volèrent en éclats, les journaux s’envolèrent.
— Bowen ! Je perds le contrôle !
— Mariketa !
Dans un rugissement, Bowen se jeta sur elle pour la sortir d’entre les miroirs. Mais il ne parvint pas à la faire bouger d’un pouce. La sorcière était retenue par les miroirs.
Ses yeux argentés foncèrent, comme si on y injectait de l’encre noire.
— Ça ne va pas du tout ! s’écria-t-elle.
— Non, Mari ! Ne fais pas ça !
Il passa la main devant le visage de Mari, mais sa paume brûla aussitôt.
— Oh, Hécate, noooon ! hurla-t-elle.
Dans ses mains, la lumière explosa comme une bombe, avec une intensité qui aveugla brièvement Conrad.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il. Que se passe-t-il ?
Mariketa haletait.
— Néomi… a un corps.
Il regarda autour de lui.
— Mais où est-elle ? Dis-moi !
— Il y a un problème ! Il…
Son corps se raidit, s’immobilisa. Elle se mit à fixer le miroir sans ciller.
— Non, Mari !
MacRieve se servit de son autre main pour masquer ses yeux, jusqu’à ce que deux trous noirs apparaissent dans celle-ci aussi. Il tenta de nouveau de la tirer, mais malgré sa force, il ne la fit pas bouger d’un pouce.
— Quel est le problème, sorcière ? Où est Néomi ? demanda Conrad, impatient. Où s’est-elle incarnée ? Mais réveille ta sorcière, Lycae ! s’emporta-t-il en se dirigeant vers Mari.
Bowen se retourna, lèvres retroussées, crocs menaçants.
— Fais gaffe, vampire. Je suis à deux doigts de la transformation.
— Comment vais-je trouver Néomi ? Mais brise ce foutu miroir, non de Dieu !
— Hors de question. Cela pourrait la tuer.
— Mets quelque chose de plus gros devant elle !
— Elle brûle tout !
— Combien de temps peut-elle rester ainsi ?
— Elle peut rester comme ça pour toujours, connard ! C’est ce que je t’ai expliqué !
MacRieve rugit. Ses iris étaient devenus bleus, et la silhouette de la bête scintillait autour de lui. Si le Lycae se transformait parce que son épouse était en danger, même Conrad ne parviendrait pas à le vaincre.
— Bon Dieu, je ne sais pas où est Néomi ! dit-il en faisant les cent pas dans la pièce.
Il avait souvent rêvé qu’elle se trouvait en danger, hors de sa portée. Dans ses cauchemars, elle était… prise au piège, dans le noir ? Il se tapa le front. Elle était prisonnière quelque part. Et c’était pour cette raison que la sorcière n’avait pu la lui ramener. Mais où pouvait-elle être ?
Attends une minute. Si la sorcière était parvenue à régénérer le corps de Néomi, puis à y introduire son esprit, avant d’être interrompue…
La réponse était là, évidente.
— Je sais où elle est !
Mais il ne pouvait pas glisser jusqu’à elle, n’étant jamais allé dans cet endroit.
— J’ai besoin d’une voiture !
MacRieve et la sorcière étaient venus par le miroir, Nikolaï était parti avec la sienne.
Le Lycae l’ignora, caressa le menton de la sorcière.
— Mari, mon amour, cela va être très, très douloureux.
Et il se plaça devant elle.
La peau de son torse fondit, mais il serra les dents, encaissa.
— Il faudra qu’on ait une petite discussion, toi et moi, quand tout sera terminé, souffla-t-il d’un air furieux.
Où suis-je ?
Néomi ouvrit les yeux. Elle se trouvait dans un espace confiné, humide, et sans lumière. Elle n’avait mal nulle part, sa blessure semblait avoir totalement disparu. Mari avait réussi ! Mais où étaient-ils tous ? Pourquoi était-elle seule ?
Une idée horrible tenta de se frayer un chemin dans son esprit, mais elle l’écarta. Respirer était difficile et faisait beaucoup de bruit, dans cet espace fermé.
Elle attendit d’être plus calme, puis voulut se redresser, mais se cogna la tête.
— Nooon, gémit-elle, prise de tremblements. Ce n’est pas possible.
Ses larmes se mirent à couler. Seigneur Dieu, non, pas ça !
Elle était dans son cercueil, dans le carré de la communauté française du cimetière Saint-Louis. Au moins trente autres cercueils se trouvaient à proximité.
Conrad va venir me chercher. Il me trouvera, j’en suis sûre.
Mais les heures passèrent, interminables, sans qu’il se manifeste. Tout en respirant l’air fétide, elle luttait pour ne pas penser aux corps qui se décomposaient autour d’elle.
Il n’y avait aucun os dans son cercueil. Tous avaient repris leur place, dans son corps. Elle avait réintégré ce corps, ce qui signifiait qu’elle était de nouveau en vie.
Elle avait retrouvé un corps… mais pour combien de temps ?
Puis arrivèrent les insectes.
Elle hurla, hystérique, jusqu’à ce que l’air vicié se raréfie.